LES FONDATIONS THÉORIQUES DU COMMERCE ÉQUITABLE : À L’INTÉRIEUR ET À L’EXTÉRIEUR DU MARCHÉ

Par Marit Firlus

En 2008, Starbucks, la plus grande chaîne multinationale de café, a lancé une initiative publicitaire qui promettait de doubler ses achats de café équitable, qui étaient auparavant d’environ 3,6%. Depuis, Starbucks peut s’enorgueillir d’être le plus grand acheteur de café certifié équitable à l’échelle mondiale [1]. Selon Garvin Fridell, le réseau du commerce équitable sous sa forme actuelle est relativement compatible avec le concept néolibéral du système économique global. Les organisations internationales et les entreprises conventionnelles ont donc pu se l’approprier plus facilement [2]. À la base idéologique du mouvement du commerce équitable, il y a la critique du système international, y compris le concept de libre-échange. Cette critique a largement contribué à  l’émergence et à l’évolution du mouvement [3]. Le commerce équitable d’aujourd’hui trahit-il donc ses idéaux en coopérant avec les grandes multinationales du marché traditionnel?

Pour mieux comprendre la problématique, il faut se pencher sur les fondations théoriques du concept du commerce équitable, car elles déterminent non seulement la forme actuelle du commerce équitable, mais aussi son développement futur.

L’origine de la contradiction visible au niveau pratique est un paradoxe théorique. Le commerce équitable s’oppose au commerce international en unifiant deux visions dans un concept. D’une part, il est une contestation envers le concept du libre échange inhérent au commerce international (« challenge to orthodoxy »). D’autre part, son concept implique un modèle alternatif du commerce qui dépasse les limites du concept traditionnel (« working model ») [4]. Le commerce équitable est par conséquent « une transaction ouvertement marchande mais opposée au modèle supposé du marché » [5]. Ceci crée une tension très importante à l’intérieur du mouvement parce que les deux visions du concept du commerce équitable se traduisent dans des « échanges marchands contre et dans le marché » [6]. Pour encore  mieux comprendre cette tension et ses conséquences, il faut examiner les deux visions d’une manière plus détaillée.

La première vision de la contestation du commerce équitable « contre le marché » traditionnel est plus radicale que la deuxième. Selon cette perspective, le commerce équitable est « un outil de transition » pour bouleverser le système de commerce international actuel et pour ensuite mettre en place un système plus juste [7]. L’opposition au marché doit par conséquent se manifester et se vérifier dans tous les principes du commerce équitable. Ces principes incluent le prix juste et l’échange commercial direct avec les petits producteurs étant les acteurs principaux [8]. À ceci, s’ajoute une notion idéologique et morale, car les consommateurs responsables sont prêts à payer un prix élevé pour un produit équitable en reconnaissant la valeur de sa production [9]. En somme, les activistes essayent d’abolir un système économique uniquement guidé par le profit en altérant les valeurs et le fonctionnement des échanges marchands.

La deuxième vision analyse le commerce équitable comme étant une niche « dans le marché ». Ses promoteurs prennent en considération le succès commercial du concept et ils visent une croissance de cette niche sur le marché conventionnel afin de réaliser une intégration accrue des acteurs marginalisés [10]. Fridell et d’autres activistes qui s’appuient sur la première vision affirment que la deuxième vision ignore les limites du marché de niche. Déjà aujourd’hui, l’offre des produits équitables dépasse la capacité du marché alternatif et les producteurs sont obligés d’approcher les grandes multinationales pour vendre leurs produits. L’inclusion des multinationales, qui s’intéressent seulement aux profits et à se donner une bonne image, risque de saper les principes du commerce équitable [12]. L’intégration du commerce équitable au système conventionnel pourrait donc avoir pour conséquence une «adaptation progressive à la rationalité économique dominante », ce qui va à l’encontre de ses objectifs à l’origine. Cela pourrait signifier la perte de sa crédibilité [13].

Le danger pour le mouvement équitable est « d’être assimilé au marché capitaliste et à ses principes de concurrence » [14]. Plus que jamais, le mouvement se voit menacé de l’appropriation par les grandes entreprises. Dans le cadre du 2e Colloque international sur le commerce équitable, Ann Isabel Otero résume dans son article très précisément la situation actuelle. Elle affirme que le réseau du commerce équitable se trouve « à la croisée des chemins » et qu’il doit maintenant choisir entre « la pureté et l’entrée dans la grande distribution » [15].

En somme, nous avons vu que la tension au niveau théorique résulte du modèle de base du commerce équitable qui comporte deux visions différentes. L’analyse effectuée montre que le commerce équitable est à la fois contre et inclus dans le marché. Ainsi, il est à l’intérieur et également à l’extérieur du système du commerce international. L’ambiguïté théorique suscite une question principale au niveau pratique : à l’avenir, le commerce équitable doit-il choisir entre « pureté » et « grande distribution »? Choisir « la pureté » signifierait un accès limité des petits producteurs au marché en leur interdisant un engagement avec les grandes entreprises. Cela contredit l’ambition de faire participer les marginalisés au marché.

Otero tire la conclusion que l’augmentation des exportations du Sud au Nord à travers le commerce équitable n’est possible que si ce dernier s’inscrit dans le commerce conventionnel [16]. Elle néglige toutefois qu’il existe une autre solution intermédiaire entre les deux visions. En faisant connaître les défauts du système économique international et les bénéfices du commerce équitable,  celui-ci pourrait attirer davantage de nouveaux consommateurs responsables et contribuer à son expansion. De cette façon, le marché alternatif pourrait s’agrandir en utilisant la vente comme outil de sensibilisation. Otero n’avait pas tort. En effet, pour vraiment changer le système commercial traditionnel, le commerce équitable doit augmenter ses parts de marché. Par contre, cette augmentation ne doit pas avoir lieu sans une conservation et un approfondissement des valeurs principales du concept.

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[1] Organic Consumers Association. En ligne.

[2] Fridell, p. 51.

[3]  Bécheur et Toulouse, pp. 23-24.

[4] Moore, p. 76.

[5] de Raymond. En ligne.

[6] Le Velly. En ligne.

[7] Otero, p. 7.

[8] Le Velly. En ligne.

[9] Otero, pp. 7-8.

[10] Fridell, p. 95.

[12] Fridell, pp. 93-95; Otero, pp. 7-8.

[13] Otero, p. 8.

[14] Otero, p. 9.

[15] Id.

[16] Id.

Bibliographie

Bécheur, Amina et Nil Toulouse. 2008. Le commerce équitable. Entre utopie et marché. Paris: Librairie Vuibert.

Fridell, Galvin. 2007. Fair Trade Coffee: the prospects and pitfalls of market-driven social justice. Toronto, Buffalo, London: University of Toronto Press.

Le Velly, Ronan. 2004. « Le commerce équitable : des échanges marchands contre et dans le marché. » Communication, Congrès national de l’Association Francaise de Sociologie, Villetaneuse, 25 février 2004. En ligne. http://www.melissa.ens-cachan.fr/IMG/pdf/levelly.pdf

(page consultée le 30 mars 2010).

Moore, Geoff. 2004. « The Fair Trade Movement: Parameters, Issues and Future Research ». Journal of Business Ethics 53 (no. ½), 73-86. En ligne. www.jstor.org/stable//25123283 (page consultée le 30 mars 2010).

Organic Consumers Association (OCA). 2008. Starbucks, TransFair USA and Fairtrade Labelling Organizations International Announce Groundbreaking Initiative to Support Small-Scale Coffee Farmers. En ligne. http://www.organicconsumers.org/articles/article_15377.cfm (page consultée le 30 mars 2010).

Otero, Ann Isabel. 2006. Le commerce équitable au Nord: Quelles alternatives?. (acte du 2e Colloque international sur le commerce équitable tenu à l’Université du Québec à Montréal, 19 au 21 juin 2006). Montréal: Chaire de responsabilité sociale et de développement durable, UQÀM. En ligne. http://www.crsdd.uqam.ca/Pages/docs/pdfColloques/colloque_international/Seance_8/OTERO%202006.pdf (page consultée le 30 mars 2010).

de Raymond, Antoine. 2005. Blogue Melissa. En ligne. http://www.melissa.ens-cachan.fr/spip.php?article627 (page consultée le 30 mars 2010).

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04 2010

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