LA FIN DE LA GUERRE FROIDE ET LE « CONSENSUS DE WASHINGTON » : LE VIETNAM À LA CROISÉE DES CHEMINS?

Par Jean-François Roof

Le Vietnam se situe dans une position fâcheuse à la suite de la guerre menée contre les États-Unis.  Malgré la victoire et la réunification du pays en 1975, le gouvernement fait face à de graves problèmes structurels qui ne se voyaient pas nécessairement durant l’effort de guerre. Cependant, l’écroulement de l’Union soviétique  en 1991 en convainc plusieurs de la « fin de l’Histoire » comme le déclarait Francis Fukuyama. Le capitalisme semblait alors le seul système économique et politique justifiable, et le néo-libéralisme semblait faire l’unanimité chez les adeptes du développement. On pourrait croire que le Vietnam s’est libéralisé en accord avec cette nouvelle croyance. Pourtant, le Vietnam a tenté de remédier aux problèmes structurels qui l’incombaient avant la fin de la Guerre froide. Ainsi, le Vietnam s’est développé de façon libérale tout en conservant une certaine idéologie communiste. Nous essaierons d’établir les raisons qui ont motivé ce dernier à réévaluer sa politique économique et comment ce sont succédées les réformes libérales durant les années 90.

À la suite de la victoire du Vietnam-Nord, le Parti communiste vietnamien entreprend la socialisation entière du pays, qui résulte en un sacrifice humain démesuré. Le capital humain, qui est pourtant l’un des avantages comparatifs du Vietnam, est persécuté au nom de la lutte des classes, et le Parti se borne à industrialiser le pays sans souci pour l’agriculture, secteur économique le plus important. Le résultat est non-négligeable sur les communautés qui souffrent de malnutrition et de paupérisation. En 1988 « le Vietnam est l’un des quinze pays les plus pauvres du monde avec un PNB par tête de 202 dollars, une sous-alimentation étendue à l’ensemble de la population, mais qui frappe très durement les enfants et les jeunes »[1]. Le sud du pays est également mal incorporé au développement « éclairé » par le socialisme et les ressources ne sont pas rationnellement utilisées pour la production, encore moins distribuées efficacement[2].

10 ans plus tard, le Parti se rend à l’évidence. L’acharnement communiste a peut-être permis l’indépendance du pays face aux forces impérialistes, mais le futur du pays nouvellement réunifié est incertain si des mesures ne sont pas prises pour lutter contre la pauvreté et sortir le pays du marasme économique. La légitimité même du Parti pourrait en dépendre. Afin de pallier aux problèmes économiques du pays et en assurer la durabilité, le Parti s’engage à tenir une série de réformes, à l’image de celles conduites par Gorbatchev en Union Soviétique et par Deng Xiaoping en République Populaire de Chine. Le Parti reconnaît les problèmes endémiques qui affligent le Vietnam et en prend la responsabilité[3]. Les nouvelles politiques économiques prennent donc la voie de la libéralisation du marché afin de favoriser les échanges commerciaux à l’intérieur du pays et de permettre aux paysans de renforcer leur pouvoir d’achat par la vente libre de leurs produits, mais les entreprises d’État sont toujours favorisées. La logique est telle que l’industrialisation se met aussi au service de l’agriculture afin d’augmenter la production (surtout de riz), incidence qui se répercute sur les salaires des paysans qui pourront ensuite consommer les produits de l’industrie légère et alimenter l’économie nationale. Cette politique s’accentue dans les années 90[4].

Avec la fin de la Guerre froide, le Vietnam comprend qu’il ne pourra plus compter sur l’aide financière de l’Union soviétique et du COMECON. Plus encore, il lui faudra normaliser ses relations avec ses voisins asiatiques mais aussi avec les États-Unis qui se voient triomphant. Le « Consensus de Washington » conçoit le néolibéralisme comme la seule façon valable de gérer le développement et c’est le FMI qui s’occupe de maintenir cette politique par le biais des ajustements structurels, la Banque mondiale à ses côtés. Le FMI voit dans l’ouverture du Vietnam un changement irréversible qui l’amène dans la voie du capitalisme et du monde libéral en arguant que son nouveau succès économique, mesuré par des taux de croissance très encourageant est principalement du à ces réformes libérales ainsi qu’aux vestiges capitalistes du Vietnam-Sud,[5] implantés par les Américains lors de la guerre. Un tel argument suppose que le Vietnam serait devenu soudainement lucide et aurait accepté les vertus du capitalisme. Or, le Vietnam n’est pas un État libéral, malgré ses efforts d’ouverture. Le Vietnam reste un État dirigé par la doctrine socialiste, mais fait preuve de pragmatisme, tout comme la Chine peut le faire. C’est-à-dire que l’idéologie demeure dominante, mais n’a pas le monopole de l’économie si ça peut apporter la prospérité au pays. En effet, l’ouverture du Vietnam se fait surtout sur des bases pragmatiques. À la fin de la Guerre froide, le Vietnam ne peut pas se permettre de demeurer isoler sur la scène internationale et normalise ses relations avec les pays membres de l’ASEAN. Les réformes des années 80 répondaient à la crise qui affligeait le Vietnam, mais la libéralisation des années 90 était entendu en terme de coopération[6]. L’ouverture attire donc les investissements étrangers, comme la Thaïlande, la Chine, mais aussi la Russie et le Japon. Les « joint-ventures » (entreprises codétenues et financées à la fois par des capitaux vietnamiens et étrangers) sont également privilégiées puisqu’elles permette au Vietnam de se moderniser tout en étant profitable aux investisseurs étrangers.

L’ONU soutient toutefois que le Vietnam des années 90 est en phase de transition plutôt qu’en plein développement. La transition se définit par la libéralisation des marchés, mais selon le consensus de Washington, c’est un pas nécessaire vers la phase de développement. La sélection de ce qui est libéralisé et de ce qui est toujours sous contrôle de l’État rend la distinction difficile entre simple transition et développement (entendu sous normes occidentales)[7].

En conclusion, le Vietnam n’était pas à la croisée des chemins, puisque son modèle n’est pas entièrement remis en cause. Ce dernier ne s’est pas jeté dans les bras du FMI. Il s’agit plutôt d’une adaptation pragmatique aux problèmes économiques dont souffrait le Vietnam ainsi qu’aux nouveaux enjeux internationaux à la suite de l’écroulement de l’Union soviétique. Le succès de ses réformes est peut-être aussi dû aux capacités inhérentes du Vietnam, sans être flouées par le dogme communiste. Nous reviendrons plus en détail sur les succès économiques du Vietnam dans un prochain billet.

Bibliographie

Publications officielles

FMI. 1996. Vietnam: Transition to a Market Economy. Washington D.C.: Fond Monétaire International.

United Nations University/World Institute for Development Economics Research. 1997. Viet Nam: Transition as a Socialist Project in East Asia. Helsinki: United Nations University.

Monographies

Vellas, François, dir.  1988.  Asie de l’Est et du Sud : Faits et décisions économiques 1987-1989 Volume 2. Paris: Economica.

Vo, Nhan Tri. 1990. Vietnam’s Economic Policy Since 1975. Singapore: Institute of Southeast Asian Studies.

Articles

Gainsborough, Martin. 1994. « Indochina: from confrontation to cooperation ». The World Today. Vol. 50, No 8-9: 161-164.

Kolko, Gabriel. 1988. «  The Structural Consequences of the Vietnam War and Socialist Economic Transformation », Journal of Contemporary Asia, Vol. 18, No 4: 473-482.i


[1] François Vellas, 1987. Asie de l’Est et du Sud : Faits et décisions économiques 1987-1989 Volume 2 ( Paris: Economica, 1988), p. 55.

[2] Gabriel Kolko, « The Structural Consequences of the Vietnam War and Socialist Economic Transformation », Journal of Contemporary Asia, Vol. 18, No 4 (1988) p.480.

[3] À ce propos, la reconnaissance des erreurs du Parti et les solutions proposées sont bien exprimées dans le discours du Secrétaire Général du Parti Truong Chinh lors du 10e Congrès. Les bouts les plus importants pour notre sujet ici sont disponibles dans Vo Nhan Tri,  Vietnam’s Economic Policy Since 1975 (Singapore: Institute of Southeast Asian Studies, 1990), p. 181-182.

[4] United Nations University/World Institute for Development Economics Research,  Viet Nam: Transition as a Socialist Project in East Asia (Helsinki: United Nations University), p. 15.

[5] FMI,  Vietnam: Transition to a Market Economy (Washington D.C.: Fond Monétaire International), p. 1.

[6] Martin Gainsborough, « Indochina: from confrontation to cooperation ». The World Today. Vol. 50, No 8-9 (1994), p. 162.

[7] United Nations University/World Institute for Development Economics Research, Op. Cit., p. 2-3

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04 2010

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